La capacité d’être seul

 

Pour Inès Rotabulo, la situation actuelle nous renvoie à la capacité ou l’incapacité d’être seul, un phénomène qui s’élabore durant les premières années de la vie.

Cette période de confinement comme celle bientôt de déconfinement progressif nous a ramené à notre capacité d’être seul pour faire face successivement à l’annonce choc de l’existence d’un virus jusque là encore inconnu, l’isolement forcé, l’angoisse sur le plan professionnel et financier, les injonctions paradoxales du gouvernement, la transmission d’informations dissonantes au sein même du corps médical et de la communauté scientifique, l’« hypocondrie » (ou la peur pour sa santé), la défaillance organisationnelle des institutions puis la défiance à leur égard, le sentiment d’abandon généralisé de la population, l’insécurité et l’incertitude quant à l’avenir. Que nous soyons restés enfermés seuls chez nous ou avec nos
enfants, en couple, en famille ou avec des amis, nous avons tous ressenti ce sentiment de solitude, ce retour à nous-même et à notre fragilité.

Parmi ceux qui se sont sentis seuls, il y a ceux qui sont restés physiquement seuls et
pour lesquels le facteur, la boulangère ou le personnel hospitalier ont été les seules rencontres de la journée mais il y a aussi ceux qui, pourtant bien entourés, au sein de leur famille ou d’amis, se sont sentis seuls parmi les autres.

Le sentiment de solitude peut être lié à une situation objective comme vivre seul chez soi ou encore suite à une séparation, à la perte d’un être cher, au chômage, à la retraite, à la vieillesse… mais correspond surtout à un vécu subjectif, un ressenti psychique et corporel  voire viscéral d’isolement.

On peut souffrir de l’absence de l’autre ou des autres mais ça n’est pas la même chose que de souffrir de l’incapacité d’être seul. On n’est plus dans le manque mais dans le risque de la perte de soi, analyse Catherine Audibert, psychanalyste. La présence d’un ami au téléphone ou par Zoom, la multiplication des textos, n’ont en effet plus suffi à un moment donné pour certains d’entre nous à se rassurer. L’omniprésence de vidéos sur internet ou des informations télévisées négatives, répétant en boucle exclusivement des messages dramatisants a provoqué une sidération et fixé les solitudes dans l’angoisse.

Celle-ci a pu aller jusqu’à déclencher des insomnies, des tremblements, une sensation de gorge serrée, la respiration bloquée ou difficile, des toux par somatisation, de la pâleur, des problèmes digestifs, des nausées, une sensation de tomber jusqu’à la chute véritable.

Pour faire face, le recours à la nourriture en excès, aux écrans, à l’alcool, aux drogues, au sexe ou la mobilisation excessive des personnes vivant au foyer (conjoint ou enfants) ou au contraire, le recours à la violence physique à leur encontre a été fréquent.

Paradoxalement, le besoin de la présence de l’autre (amis, parents) est né de la
communication, fréquente par écrans interposés. Le sentiment de ne plus pouvoir se soutenir de façon autonome, même en ayant recours à des expédients (divertissement, alcool et autres…) a accru ce sentiment de solitude. Pour certains, cette solitude a donc été manifestement source de stress, d’angoisse, de mal-être, de perte de repères et de contrôle de soi. Cependant, pour d’autres, passés les premières tensions et inquiétudes dues à cet événement exceptionnel et la réorganisation que cela a demandé, ce fut de façon inattendue, une forme de bonheur presque inavouable, une parenthèse bienvenue, hors des contraintes
sociales, à l’abri, un espace-temps intime inespéré jusqu’au plaisir de se délecter de moments solitaires, enfin seuls…

Alors, qu’est ce qui fait la différence ?

La capacité, la difficulté ou l’incapacité d’être seul peuvent-elles provenir d’événements remontant à l’enfance ? Peut-on réparer ses manques, apprendre à vivre avec, les apprivoiser ou se découvrir d’autres ressources qui puissent compenser cette carence initiale ? Et peut-on réussir à trouver du bon dans la solitude quand on fait partie de ceux pour lesquels cette dernière (la solitude) reste difficile voire insupportable à vivre ?

Winnicott (pédiatre et psychanalyste britannique) nous propose quelques éléments de réponse dans son texte intitulé « La capacité d’être seul », datant de 1958. Il a souhaité entreprendre une étude des aspects positifs de cette capacité. Selon lui, l’intolérance à la solitude relèverait de l’incapacité à évoquer un objet rassurant : mère, père ou tout autre figure d’attachement qui ait pu exister dans notre passé. À l’inverse, si la personne a intériorisé au cours de sa vie, un bon objet (« une bonne mère » ou « une mère suffisamment bonne » par exemple), dans un environnement qui a pu être favorable à un moment donné, elle aura acquis un capital de confiance dans le présent et dans l’avenir, mobilisable lors d’une épreuve de vie comme celle que nous rencontrons tous, pour parvenir à trouver de la joie ou du réconfort, même en l’absence de cette personne et de stimulations extérieures
.
La capacité d’être seul est un phénomène qui s’élabore durant les premiers moments de la vie, au cours du développement individuel. Le fondement de la capacité d’être seul est paradoxal : il s’agit de l’expérience d’être seul, en tant que nourrisson et petit enfant, en présence de la mère (Winnicott, DW. « La capacité d’être seul », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, p.327). Ce dernier sait qu’il peut compter sur sa mère, même si pendant un moment elle est représentée seulement par son odeur, une musique qui la rappelle, le berceau ou l’atmosphère générale de l’environnement. Il peut être seul grâce au support du Moi offert par la mère et sans recourir nécessairement à elle. Cette relation est une relation au Moi qui contraste avec la relation pulsionnelle (stress, tension, angoisse…) qui perturbe la vie du Moi.

Quand il joue, on dit que l’enfant sublime ses pulsions, c’est-à-dire qu’il transpose
en quelque sorte ses pulsions (ou les différentes tensions qu’il ressent à l’intérieur de lui) sur un plan supérieur de réalisation. Par exemple, une petite fille qui vient de se faire gronder par sa maman et qui transpose la tension qu’elle a ressentie sur son poupon en le sermonnant à son tour. Si elle a une relation ou un support de son Moi suffisamment bien établi, elle pourra faire face à ses pulsions seule, à travers un jeu dit « heureux », dans lequel il y aura d’abord excitation puis satisfaction. A l’inverse, si elle n’a pas une relation à son Moi suffisamment
bien établie, elle sera d’abord dans une excitation physique (sorte d’euphorie) suivie d’une incapacité à trouver une satisfaction dans son jeu.

À l’adolescence et jusqu’à l’âge adulte, si le Moi n’est pas suffisamment établi et
la capacité d’être seul acquise, cette tension pourra se traduire par une course aux
sensations de plus en plus intenses, la nécessité permanente d’être excité (sexe, drogues, nourriture, sport intensif, Tv, achats compulsifs etc.) avec une frustration inévitable, chaque consommation étant immédiatement stérile, sans remplir ni nourrir et renvoyant sur une consommation plus forte tout aussi vaine et/ou une course au perfectionnement vers un idéal absolu, en réalité inaccessible. Cette immaturité affective expose à une intolérance aux frustrations, au désir d’être à tout prix reconnu, avec des affects dépressifs sous-jacents même en cas de grande violence et parfois même des angoisses persécutives.

C’est donc seulement lorsqu’il est seul que le petit enfant, et plus tard, l’adulte,
pourra découvrir sa vie personnelle et pulsionnelle ainsi que tout le potentiel qu’il a en lui. Certains enfants n’ont jamais pu vivre cela, notamment avec une mère qui porte constamment son enfant, hyper protectrice, incapable de s’en séparer et de le laisser réaliser ses propres expériences ou encore, lorsque les enfants sont suroccupés par une multiplication d’activités parascolaires doublée d’une exigence de réussite scolaire excessive, ou bien en se précipitant de la console de jeux à l’ordinateur au téléphone portable. Pourtant, cette expérience de la solitude et de l’ennui est indispensable pour devenir adulte et éprouver un sentiment d’existence.

En séance de psychothérapie, j’ai toujours en tête qu’il arrive un moment où le patient doit témoigner d’une aptitude à être seul (en présence du thérapeute). Les moments de silence témoignent de cet accomplissement, de cet enrichissement et de cette complétude en marche que cela provoque jusque dans le corps, à travers des sensations jusque là inconnues ou oubliées.

Selon Winnicott, beaucoup de personnes sont capables, avant même d’être sorties de l’enfance, d’apprécier la solitude et elles peuvent même la considérer comme une possession des plus précieuses (Winnicott, DW. « La capacité d’être seul », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, p.326). Pour les autres, rien n’est jamais définitif. Le cadre thérapeutique permet de recréer un environnement favorable à un retour à Soi avec la présence bienveillante du thérapeute. Lorsque arrive la fin de la psychothérapie, le patient est alors capable d’être seul sans se sentir en détresse. Il a pu expérimenter avec l’aide du thérapeute l’effet bénéfique et structurant de la solitude : elle permet la découverte de Soi, l’émergence d’envies ou de désirs enfouis, de ressources insoupçonnées, d’une grande créativité ainsi que des sensations de détente qui favorise la disparition des différents symptômes physiques, la remise en mouvement des systèmes (digestifs, circulatoire etc.),
notamment si la thérapie s’accompagne d’un travail en corporel, avec une reconnexion aux sensations, à travers le massage et le travail sur la respiration par exemple.

Conclusion 

Ce confinement ou cette obligation d’être seul a fait remonter à la surface chez nombre d’entres nous beaucoup d’émotions, résultat de ce conflit intérieur : vouloir faire face et se heurter à l’incapacité d’être seul. Cette dernière a pu perturber notre relation à l’autre mais aussi et surtout a perturbé notre relation à nous-même. La solitude fait peur parce qu’elle ravive en nous des souvenirs douloureux mais aussi parce que nous n’avons pas appris à l’apprivoiser, à en faire une amie. Être seul, cela s’apprend. Cela demande de construire une maturité affective, le soutien d’un Moi fiable et d’avoir pu faire l’expérience de vivre cette solitude en présence d’un accompagnant bienveillant, dans un environnement sécurisant. Le support du Moi introjecté sert à l’édification de la personnalité.

Dans le « Je suis seul », trois étapes sont à envisager :

–  le « Je » correspond à un degré important du développement affectif. La personne est parvenue à réaliser son unité (unité du Moi). Un travail psychothérapeutique
permet de se rendre compte qu’une vie intérieure est possible et de découvrir une
autonomie de vie.

– Arrivé au « Je suis », l’individu prend forme et vie. Au début, il est à l’état brut, sans
défense, vulnérable, insécure face à ce qui l’entoure, même s’il est agressif. Puis il
traverse le « Je suis » grâce à un environnement qui le protège (la mère ou un substitut qui se préoccupe de lui comme de son enfant ou encore, le thérapeute préoccupé de son patient).

– Et enfin, lorsqu’il est capable de dire « Je suis seul », il accède à une conscience de
l’existence ininterrompue de la mère même en son absence. Même s’il est séparé
d’elle, il sait qu’elle est toujours là à l’intérieur de lui comme présence structurante. Il se sent en sécurité et peut jouir d’être seul en bonne compagnie avec lui-même.

Inès Rotabulo